Mozaïkrim- Professeur de Lettres à l’ENS de l’université deNouakchott, Manuel Bengoechea passe ces dernières années à promouvoir la littérature francophone mauritanienne, à impulser des initiatives de traductions de textes dans les langues nationales, pour « amener les gens à se parler, à s’écouter par le biais de la pensée littéraire ».
Ce passionné de littérature mauritanienne est convaincu que « l’éclatement » de celle-ci peut mener à plus de traductions de ses œuvres, et donc à lui donner « ses lettres de noblesse ». Entretien.
Où en est la collection, dont vous êtes à la tête, Lettres Mauritaniennes de la maison d’édition 15/21 ?
On a aujourd’hui trois titres tirés à la collection. Un grand tirage de 2000 exemplaires a été fait pour «Et le ciel a oublié de pleuvoir» de Mbareck Beyrouk, et deux petits tirages pour une présentation au salon du livre de Paris en 2014, du recueil de poésie «Mille et un Je» de Mariem Mint Derwich, et «L’arbre à la cour criminelle» de Djibril Hamet Ly. Ces trois titres seront présentés par les auteurs et l’éditeur, avant la fin de l’année à la librairie 15/21 de Nouakchott.
Le travail de l’édition est bien plus long et méticuleux que ce qu’on croit. Entre le livre terminé et celui qui est complètement imprimé et prêt à être diffusé, il y a un long processus. Il y a des textes qui ont été imprimés ici à l’état de manuscrit carrément. C’est dommage car certains recelaient en eux le potentiel d’une œuvre à venir.
Je travaille actuellement sur l’anthologie poétique de Djibril Sall qui sera publié à15/21 dans pas trop longtemps, et sur des textes romanesques que je ne peux pas trop évoquer ici.
«L’obsession du retour» d’Amadou Demba Bâ, ou «le muezzin de Sarandogou» d’Isselmou Ould Abdel Kader sont autant d’œuvres qui évoquent la mémoire des évènements tragiques de 1989. La mémoire occupe-t-elle une place importante dans la littérature mauritanienne francophone ?
Je ne sais pas encore comment «périodiser» la littérature francophone mauritanienne. Mais en se basant sur l’histoire de l’édition des textes, on voit qu’il y a eu 20 premières années où la publication se fait sur le continent et en France; puis une seconde période, jusqu’au début des années 2000 où l’édition se fait exclusivement en France; depuis c’est revenu aussi en Afrique et en Mauritaniede plus en plus. Je voulais dire ça, car on peut parler aussi c’est vrai autrement de l’histoire de la littérature mauritanienne.
Il y a clairement une littérature francophone d’avant et d’après 1989. Parce que cette thématique-là, est un vrai trauma dans la société mauritanienne qui se dit plus dans la littérature francophone que dans celle arabophone ou dans les autres langues nationales. Mamadou Khalidou Ba en parle très bien dans son essai «Narration de la violence et violence narrative».
Ce fait historique a laissé, et laisse encore des marques indélébiles dans la littérature mauritanienne francophone. Isselmou Ould Abdel Kader, Amadou Demba Bâ font partie des auteurs, parmi d’autres, comme Harouna Rachid Ly(«1989 gendarme en Mauritanie- ndlr), Mahamadou Sy («L’enfer d’Inal»- ndlr),Alassane Harouna Boye («J’étais à Oualata»- ndlr), qui écrivent sur le sujet.
On sait que «J’étais à Oualata» était un titre qui lui a été donné par Tène Youssouf Gueye. C’est le titre que ce dernier voulait donner à son ouvrage qu’il aurait écrit en sortant.
Toute une vague de romans est influencée par ces évènements. C’est le cas du«Muezzin de Sarandogou» d’Isselmou Ould Abdel Kader. Il faut évoquer aussi«Le cri du muet» d’Abdoul Ely War, «Les otages» de Mame Moussa Diaw. Donc oui, l’histoire et la mémoire de 1989 marquent fortement la littérature francophone mauritanienne.
Dans une enquête sur la littérature mauritanienne, de George Voisset, datant de 1989, ce dernier y évoque une critique sur «la réduction du point de vue» de cette littérature, qui est à son sens, à cette époque en tout cas, son défaut majeur. Peut-on tenir cette critique 25 après ?
La littérature francophone mauritanienne a certes repris des questionnements, et n’a pas ouvert ses points de vue, au début en tout cas. C’est la reprise de la problématique de la négritude, dans certains textes ; qu’ils soient plus césairiens, chez Hassane Youssouf Diallo, ou senghoriens chez Djibril Sall.
Dans la poésie d’Oumar Bâ, qui est quand même le premier écrivain francophone mauritanienne, l’écriture est assez innovatrice car il écrit entre le français et le pulaar, et chacune de ces langues écrites est traduite dans l’autre ! Il a des petits textes parfois un peu énigmatiques comme des haïkus, influencés certainement par une pensée Halpulaar, mais écrits en français, donc un rendu presqu’onirique.
Globalement la réduction du point de vue résultait de la reprise de toute cette littérature post-indépendante et de la désillusion qui s’en est suivie avec l’ère des démocraties africaines. Ainsi que tout le questionnement sur la tradition et la modernité…
Mais aujourd’hui on assiste à un éclatement total de la littérature francophone mauritanienne. Il y a des auteurs qui vivent en France, d’autres ici ; la plupart ont voyagé et se sont enrichis d’ailleurs. Il y a des auteurs qui n’écrivent que sur les réseaux sociaux ! Il y a des poètes, des plumes qu’on pourrait qualifier «d’écrivains», qui écrivent à visée littéraire et qui ne transmettent leurs messages que sur Facebook.
Il y a tout un pan de littérature mauritanienne francophone sur Facebook. Il y a des gens qui ont collaboré avec des illustrateurs européens ; je pense àMamadou Sall. Il y a donc une vraie ouverture de la Mauritanie au monde du fait de la globalisation.
Dans la même enquête, il évoque une «bigarure» de l’âme littéraire mauritanienne. Terme qu’il tire de la traduction de «Azraygat» en hassanya. Où situeriez-vous cette l’originalité de la littérature francophone mauritanienne ?
La littérature mauritanienne francophone est un patrimoine minuscule dans ce qu’on pourrait appeler le patrimoine littéraire mauritanien, qui est composé de quelques textes écrits et d’une quantité énorme de littérature orale. Beaucoup de textes sont encore aujourd’hui composés ; en hassanya, en arabe, en pulaar, en soninké et en wolof, et en français.
Certains de ces patrimoines sont communautaires : la littérature en pulaar est écrite par les pulaars par exemple. Idem pour la littérature en hassanya, ou en soninké. Mais la littérature en arabe par exemple, dont la littérature religieuse arabophone, elle est écrite par des maures, des soninkés, des wolofs, des pulaars ! On a des poèmes d’éloge au Prophète écrits par toutes les communautés.
Il y a des patrimoines très communautaires, et d’autres qui les relient, qui sont trans-communautaires. J’aime bien justement les personnages qui passent de l’une à l’autre de communautés.
Je pense à Ibn Bouh El Moctar, le fils de Bouh El Moctar, Doudou Seck: il est reconnu aujourd’hui comme un des plus grands poètes de la culture maure, alors que c’est un halpulaar de Saint-Louis. Il a grandi au Trarza et a adopté la culture maure; c’est une heureuse comète.
Pour ce qui concerne la littérature francophone mauritanienne, elle est intéressante car dans cette langue, s’exprime toutes les communautés ! On est dans un contexte «hors communautés», et en même temps souvent on entend dire faussement, que le français serait l’apanage des communautés noires du pays. C’est totalement faux dans la littérature du pays. Il est utilisé de manière égale par tout le monde !
Ensuite, cette triple-appartenance aux mondes nord-saharien, saharien, et sub-saharien. Ainsi, des thématiques qu’on pourra plus retrouver dans la littérature sub-saharienne francophone, ou dans celle maghrébine, se retrouvent toutes les deux dans la littérature mauritanienne ! Cela, c’est une vraie spécificité mauritanienne.
Quels genres littéraires sont les plus usités dans la littérature francophone mauritanienne ?
C’est clairement le roman aujourd’hui. Mais les débuts sont marqués par une grande dominance de la poésie, avec un théâtre timide, dont «La légende du Wagadu» de Moussa Diagana, ou encore «Génial Général président» d’Abdoul Ali War. Bien sûr avant, «Les exilés du Goumel» de Tène Youssouf Gueye.
On a une nouvelle pièce qui vient de sortir aux éditions 15/21 justement : «L’arbre à la cour criminelle» de Hamet Djibril Ly. On a donc une bibliothèque théâtrale très réduite, contrairement à la bibliothèque poétique mauritanienne, qui est très dense. Depuis les années 2000, le roman arrive en force avec une dizaine d’auteurs.
La littérature mauritanienne pourtant ne semble pas visible des mauritaniens eux-mêmes. Ils ne la connaissent pas pour la plupart. Comment expliquer cela ?
Les œuvres ne sont simplement pas disponibles. C’est la principale raison : Les œuvres ne sont pas ici. L’institut français fait un gros travail de disponibilisation des ouvrages qu’il n’a pas peur de se voir volés, parce qu’il va pouvoir les racheter !
Il y a un petit fond Mauritanie, à la bibliothèque de l’église, qui recèle aussi des textes littéraires mauritaniens francophones. A part ça, il y a la librairieL’Harmattan à Nouakchott, où beaucoup d’auteurs francophones mauritaniens ont publié, mais qui est hors de portée la très grande majorité des bourses. Le moindre bouquin c’est minimum 7.000 ouguiyas !
Ajoutez à cela que les livres sont tirés à un petit nombre, le plus souvent à compte d’auteur, parfois déguisé, comme chez L’Harmattan, où c’est en réalité l’auteur qui paie son édition. Ce faisceau de faits éditoriaux fait qu’on n’a pas les textes.
Ensuite, il y a eu une volonté politique d’introduire cette littérature dans les programmes scolaires. Dans le programme du second cycle du secondaire, au lycée, il y a un ensemble d’auteurs francophones mauritaniens inscrits au programme, notamment Ousmane Diagana, Moussa Diagana, Beyrouk …
C’est bien, mais on n’a pas disponibilisé les œuvres auprès des profs à qui on oblige d’enseigner des textes qu’ils n’ont pas entre les mains ! C’est comme si on donnait une assiette pour manger à quelqu’un, mais en fait on ne lui met rien dans l’assiette ! Il y a eu un premier pas, mais il faut continuer. De plus, les réseaux de bibliothèques publiques ont disparu.
Y-a-t-il des œuvres mauritaniennes francophones traduites ?
La pièce de Moussa Diagana, «La légende du Wagadu», vue par Sia Yatabéré, a été traduite en anglais. J’ai trouvé les références de sa traduction aux Etats-Unis. Il y a quelques texte traduits également en anglais : une nouvelle de M’Bareck Beyrouk, qui s’appelle «La tente», dans le grand recueil qui a été publié par lesBeaux-Arts, une structure de Bruxelles qui, à l’occasion de l’anniversaire des 50 ans de la grande vague des Indépendances en Afrique, a traduit les textes en anglais aussi.
Il y a quelques poèmes de Tène Youssouf Gueye, et de Djibril Sall, traduits en anglais. Il y a quelques poèmes, je pense à Mariem Mint Derwich, Djibril Ly, et surtout Djibril Sall, qui ont été traduits en arabe, par El Hadj Brahim ou Moulay Ely, qui ont découvert qu’en français, des mauritaniens écrivaient de puissantes œuvres littéraires.
Ils se sont dits qu’il fallait absolument les traduire en arabe pour les rendre disponibles aux mauritaniens qui ne comprennent pas cette langue. On espère vraiment que ce grand travail de traduction vers l’arabe sera édité un jour. Pour l’anglais je suis entrain de tout récolter, pour essayer d’en faire un petit événement pour la semaine de la francophonie, pour montrer les quelques textes mauritaniens francophones, qui ont été traduits en anglais.
Cette question de la traduction est FON-DA-MEN-TALE ! C’est à ce moment-là, qu’une littérature acquiert ses lettres de noblesse. Tu m’as fait découvrir les facéties et les mots savants de Nasr Eddin. Sans leur traduction, ni toi, ni moi n’y aurions eu accès !
Pareil pour Shakespeare, Dostoïevski, Racani, Frederico Garcia Lorca… Et tant d’autres ! La liste est immense de ces auteurs rendus universels grâce en très grande partie, à la traduction de leurs œuvres, et SURTOUT grâce à une BONNE traduction de leurs œuvres.
Cela, c’est le grand chantier que la Mauritanie, les mauritaniens, tous les gens qui sont passeurs de langues et de mots, doivent s’atteler, et faire passer LES littératures mauritaniennes, qu’elles soient en Hassanya, en wolof, en français, en arabe, en pulaar ou en soninké, vers les autres langues.
D’abord vers les autres langues mauritaniennes, parce que là tout d’un coup le dialogue s’installe ! On a eu de superbes moments pour les quelques évènements littéraires que j’ai organisé à l’IFM : des moments très forts où un poème était lu en trois langues pratiquées en Mauritanie. Par exemple, un poème était lu en arabe, en pulaar et en français ; en soninké, en français et en arabe.
Quand c’est le même texte qui est lu dans trois de ces langues, les trois locuteurs de ces langues se taisent, écoutent, et partagent le sens. Donc un vrai et sincère dialogue s’installait alors : il y a une vraie peur de l’Autre, qui se transforme en curiosité de l’Autre.
A votre connaissance, la littérature arabophone, et celle francophone, sont-elles fondamentalement différentes ? Par les thèmes abordés, les tons, les styles…
En ce qui concerne la poésie arabe d’inspiration classique, oui les thèmes sont différents, puisque cette poésie, d’ailleurs c’est un peu ce qu’on lui reproche, répète à l’envie, ressasse sans fin les vieux thèmes de la poésie déjà marquée de l’époque de la Jammariya. Tous ses motifs en sont devenus des clichés, quasiment des stéréotypes sur les «gazelles», les «échansons», les «coupes de vin» etc…
Par contre, il y a toute une partie de la poésie en arabe, qui est de la poésie libre, donc bien plus influencée par les auteurs tels Adonis, ou Mahmoud Derwich, qui eux-mêmes ont été beaucoup influencés par les surréalistes de l’après-guerre, qui ont fait éclater les règles de la poésie ; mais également par la poésie politique engagée, de la fin des années 50-60.
il peut donc y avoir un croisement de ces deux littératures mauritaniennes par le biais d’influences mutuelles, dans la poésie libre notamment. Ça a été le cas d’unMourtodo par exemple, d’Ibrahima Sarr, Djibril Ly de l’époque… La poésie francophone mauritanienne, engagée, a à voir avec cela. Sur la littérature romanesque, je ne saurais dire, ou la nouvelle.
Quelle perspective avez-vous de la littérature mauritanienne aujourd’hui, après vous en être autant imbibé ?
Après avoir étudié cette littérature, et en l’étudiant encore, en l’enseignant à la faculté de Lettres, à l’ENS, en la promouvant à l’institut français, je me rends compte que beaucoup de textes ont été publiés à l’état de manuscrits. On en parlait au début de cet entretien.
C’est l’exigence professionnelle sur un texte, qui leur permet d’aboutir. On ne peut pas écirre si on ne lit pas ! Si on ne lit pas on a le risque et la grande menace d’écrire ce qui a déjà été écrit, de dire d’une certaine façon, ce qui a été dit de la même façon.
Il ne faut donc pas aussi hésiter à faire lire son texte au plus de gens possible, en demandant qu’on pointe le doigt sur ce qui ne va pas ; ce qui va aussi bien sûr, mais c’est à travers ses manques, ce qui ne va pas, qu’on s’améliore. En réécrivant, en faisant relire, en se remettant au travail. Tu connais bien ce processus créatif de longue haleine toi-même.
J’ai eu une belle rencontre d’un étudiant de Master, un certain Soumaré, qui m’a ramené un jour de très vieux cahiers, qui se sont avéré être ceux de son père, qui a fait l’Indochine, et qui apparemment, seraient les premiers textes de la littérature francophone mauritanienne, dès le début des années 50 donc ! Un texte sur sa vie, son départ à Saint-Louis, son enrôlement, Indochine etc…
Aujourd’hui il est admis que la littérature francophone mauritanienne est vraiment née avec Oumar bâ, qui le premier a publié un texte à visée littéraire. Mais ce texte de Soumaré semble être bien précurseur à Oumar Bâ, sauf qu’il n’a pas été publié… Peut-être le sera-t-il un jour !