Le Sénégal semble être une cible pour des forces occultes qui ne lui veulent pas du bien. Depuis quelques jours, des médias de l’hexagone semblent se passer le mot : une attaque terroriste devient plus que probable dans notre pays. C’est le Nouvel Obs qui la semaine dernière a alerté sur « la radicalisation » dans les mosquées sénégalaises et surtout la montée en puissance des mouvements salafistes. Ce week end, c’est RFI qui s’y met avec notre confrère Alain Foka dans son émission « le débat africain » de ce dimanche. Si le débat de RFI était relativement contradictoire avec la présence du patron de la direction de surveillance du territoire, le dossier du NouvelObs peut être perçu comme « une préparation des esprits » à une attaque terroriste sur le sol sénégalais.
L’immersion dans les mouvements salafistes sénégalais a révélé des choses et des faits connus de nos forces de sécurité depuis une décennie. Dakaractu peut, en effet, confirmer que la Police et la gendarmerie connaissent l’existence de ces réseaux « dormants » dont l’arrestation de l’Imam Ndao à Kaolack n’est que la face visible de l’iceberg.
Cependant, le mérite de nos confrères de Nouvel Obs est qu’ils ont fait un travail journalistique d’investigation qu’aucun journaliste sénégalais n’a fait jusqu’ici. Nous vous proposons le fameux reportage sous forme d’immersion dans les milieux salafistes du Sénégal.
Au Sénégal, la contagion salafiste
Le pays compte plus de 95% de musulmans qui pratiquaient jusqu’ici un islam tolérant. Crise économique, frustrations postcoloniales, pétrodollars des Saoudiens… Tout contribue aujourd’hui à la radicalisation des mosquées. Reportage.
Avec sa barbichette aussi blanche que son qamis immaculé, l’imam Alioune Ndao est connu ici, à Kaolack, pour ne pas mâcher ses mots. Le genre à refuser le moindre compromis avec "la vérité d’Allah", à pourfendre sans relâche les kouffar ("infidèles") et autres "compagnons de Satan"… Voile obligatoire pour les femmes, longue barbe pour les hommes, récitation du Coran à 4 heures du matin pour les enfants, interdiction d’écouter de la musique pour tous. Bref, un salafiste pur et dur, un "Ibadou Rahmane" comme on appelle ici ces fondamentalistes religieux revendiquant un islam "authentique" d’inspiration wahhabite, tournant à la fois le dos aux traditions sénégalaises et à l’"occidentoxication"…
Le 26 octobre dernier, à 3 heures du matin, une vingtaine de gendarmes armés jusqu’aux dents ont débarqué chez lui. Ils ont défoncé la porte du logement de ses femmes, mis sa modeste baraque à sac, confisqué ses documents et l’ont embarqué manu militari, menottes aux poignets, sous l’œil de la télévision et de ses fidèles en larmes. Mis en examen pour apologie du terrorisme, blanchiment de capitaux et association de malfaiteurs, le prêcheur soupçonné d’être en relation avec Boko Haram est incarcéré à Saint-Louis.
Quelques semaines plus tôt, c’était l’imam de Kolda, en Casamance, un professeur d’histoire-géographie qui traitait à longueur de prêches François Hollande et "son valet, Macky Sall", le président du Sénégal, de "mécréants", qui était arrêté. Accusé d’être en relation avec des djihadistes, il vient d’être condamné à un an de prison ferme…
La guerre aux mosquées radicales
Depuis plusieurs mois, les opérations coup de poing contre les fondamentalistes religieux se multiplient. Une trentaine de personnes au total, dont trois imams, sont sous les verrous. Après les attentats de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, de Bamako et du Burkina Faso, les services de renseignement qui traquent les "cellules dormantes" censées être disséminées dans le pays sont en alerte rouge.
Attentat en Côte d'Ivoire : "Les islamistes raisonnent sur le long terme"
Une vingtaine de Sénégalais seraient partis en Syrie. D’autres auraient rejoint Boko Haram au Nigeria ou différents groupes armés, comme Ansar Dine et le Mujao, dans la bande sahélo-saharienne… "La question n’est pas de savoir si le Sénégal va être touché, mais quand", entend-on régulièrement à Dakar, où des équipes de sécurité renforcées filtrent désormais l’accès de tous les grands hôtels.
Après avoir longtemps fermé les yeux, le gouvernement a déclaré la guerre aux mosquées radicales qui prospèrent dans le pays. Les communautés salafistes, en plein essor, sont surveillées de près… Quels sont leurs liens avec le terrorisme ?
Retour à Ngao, dans ce faubourg poussiéreux de Kaolack, l’une des principales villes du pays, où l’imam à barbe blanche a bâti il y a une quinzaine d’années sa petite mosquée et sa daara, son école coranique. Ici, personne ne croit une seconde à la culpabilité de l’imam, "cet ascète dévoué, humble et généreux", selon Daouda Seck, le numéro deux de la communauté, barbe teinte au henné, et regard cerné de khôl. L’avocat de l’imam, Ababacar Cissé, affirme que "le dossier est vide" : "Ils n’ont rien trouvé contre lui, pas un début de preuve, pas la moindre somme d’argent."
Derrière l’apparente résignation contre "cette épreuve divine", la colère, en ce vendredi de prière, est à fleur de peau. Ecoutez Khadidatou Thiam Seck, l’épouse de Daouda. Vêtue de son large jilbeb marron qui la couvre de la tête aux pieds, "en attendant d’avoir la spiritualité nécessaire pour adopter la burqa", la jeune femme porte dans ses bras le petit dernier de ses six enfants, qu’elle a appelé Oussama. Pour elle, "l’arrestation de l’imam n’est qu’une preuve de plus de la guerre que le monde a déclarée à l’islam", explique cette prof de maths aux faux airs de Whoopi Goldberg.
Convaincue que "l’Occident est en train d’exporter en Afrique son islamophobie", elle réfute en vrac la laïcité, la république et la démocratie, rêve "comme tous les musulmans de ce pays" de voir le Sénégal devenir un Etat islamique, et n’a rien contre une application stricte de la charia, lapidation comprise. Elle en veut terriblement à la France : "Arrêtez de vous mêler de nos affaires, de bombarder nos frères, de tuer nos enfants."
Elle ne défend pas le terrorisme, "cette invention des suppôts de Satan pour salir l’islam". Mais cela ne l’empêche pas de voir une logique aux attentats qui ont ensanglanté Paris, Bamako, Grand-Bassam en Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso : "Qui fait couler le sang récolte le sang. Tant que vous voudrez imposer votre vision au reste du monde, vous n’aurez pas la paix."
Khadidatou Thiam Seck, l'épouse de Daouda, est prof de maths dans une école coranique de Kaolack.
Excessive, Khadidatou ? Sans doute. Mais ce discours est loin d’être marginal au Sénégal, où l’islam radical gagne du terrain à vue d’œil. En mars dernier, le président a voulu inscrire la laïcité comme principe intangible de la Constitution. L’opposition s’est déchaînée, affirmant que le gouvernement s’apprêtait aussi à autoriser le mariage gay. Toutes les communautés religieuses ont crié au loup, et Macky Sall a fini par reculer
Même chose en novembre dernier, quand le chef de l’Etat a tenté d’interdire la burqa au nom de la lutte contre le terrorisme, arguant du fait que ce n’était ni dans la culture ni dans les traditions du Sénégal. Face au tollé, il a dû faire marche arrière. Quant à son déplacement à Paris pour la grande marche au lendemain de l’attentat contre "Charlie Hebdo", il n’est toujours pas passé… Sur les réseaux sociaux, les internautes se sont déchaînés contre cette nouvelle "preuve d’allégeance à la France" et cette "trahison des valeurs de l’islam". "Il n’avait rien à faire là. Les gens n’ont pas compris", tranche Bamba Ndiaye.
Cet ancien maoïste et ex-ministre des Affaires religieuses qui se dit lui-même aujourd’hui proche de l’idéologie des Frères musulmans est convaincu d’une montée irréversible du fondamentalisme dans le pays, "sur fond de rejet croissant des valeurs occidentales". Il y a vingt ans encore, personne n’aurait songé à porter le voile sur les marchés de Dakar, encore moins un jilbeb. Aujourd’hui, la quasi-totalité des femmes ont les cheveux couverts, et quelques silhouettes en burqa ont fait leur apparition autour des mosquées les plus radicales.
Tandis que l’école publique francophone, en pleine crise, n’a plus la cote, l’enseignement coranique, considéré comme gage de qualité, attire de plus en plus de familles de la classe moyenne. Pas les classes coraniques des confréries soufies, où les petits talibés sont envoyés par les marabouts mendier dans les rues pour assurer leur subsistance. Non, des internats coraniques modernes, d’inspiration salafiste, qui attirent des enseignants venus d’Egypte ou de Mauritanie, et promettent d’assurer un bon enseignement.
Jeux et musique interdits
Exemple, la très réputée école Tafsir Banda Niang "pour la mémorisation du Saint Coran et l’enseignement des sciences de la charia" à Boune, dans la grande banlieue de Dakar. Le panneau placardé à l’accueil donne le ton : billes, cartes à jouer, musique et autres distractions sont interdites. "Ce n’est pas dans notre culture", explique le directeur de l’institut, Mouhamadou Bara Niang, un petit homme rond à barbiche, lunettes teintées et djellaba.
Ici, 1.000 élèves de 7 à 14 ans, garçons et filles issus des classes moyennes et populaires, consacrent leur vie à mémoriser les sourates du Coran. Internes, les enfants ne peuvent sortir que tous les deux mois : l’école a bâti sa réputation sur le nombre d’élèves qui chaque année sont capables de réciter par cœur l’intégralité du livre sacré…
Aucun écolier ne mendie. Les frais de scolarité s’élèvent à 18.000 francs CFA par mois, soit environ 28 euros. "Quelques généreux donateurs" suffiraient, selon le directeur, à assurer le fonctionnement de l’école, particulièrement bien équipée… Rien à voir avec la modeste école coranique voisine, une méchante cabane de planches et de tôles au sol en terre battue, où les enfants consacrent l’essentiel de leur journée, boîte de conserve vide à la main, à quémander piécettes et nourriture… Uniformes impeccables, bibliothèque, ordinateurs, ici, les élèves ne manquent de rien. "Ce n’est pas seulement une question d’enseignement. Dans cette école, les enfants reçoivent une véritable éducation islamique", se réjouit Fatou, venue rendre visite à son fils de 8 ans.
Certes, l’islam a toujours été le socle de la société sénégalaise, composée à plus de 95% de musulmans. Mais il s’agissait jusqu’à présent d’un islam tolérant, pacifique et ouvert sur le monde. Porté par les puissantes confréries soufies, comme les Mourides et la Tidjaniya, il s’est toujours inscrit dans une modernité démocratique. Permettant aux femmes de s’habiller comme bon leur semble, faisant une large place à la musique et à la danse, composant avec les traditions animistes toujours vivantes dans le pays, ces confréries, qui ont longtemps joué un rôle pacificateur, étaient considérées comme les meilleurs remparts contre la poussée salafiste des pays du Golfe, qui prospère aujourd’hui dans toute l’Afrique subsaharienne, du Niger à la Mauritanie…
Selon une étude du bureau de l’Institut d’Etudes de Sécurité de Dakar menée en 2012-2013, c’est de moins en moins le cas. Face aux pétrodollars des pays du Golfe, le bouclier des confréries se fendille. Crise économique, effondrement du communisme, frustrations post coloniales, rejet croissant de l’Occident et de ses valeurs… Tout va contribuer à la radicalisation progressive des mosquées. Faut-il s’en inquiéter ?
"Il y a beaucoup d’argent au service de cet endoctrinement. Ce mouvement fait peur à tout le monde", soupire Mouhamadou Lamine Fall, vice-président de la Fédération nationale des Associations d’Ecoles coraniques du Sénégal, qui appartient à la confrérie Tidjaniya, convaincu qu’avec les événements en Syrie leur influence s’est encore accrue. Le phénomène s’est enraciné dès la fin des années 1970, quand les pays du Golfe, au sommet de leur puissance financière, se sont substitués aux pourvoyeurs d’aide internationale, exportant leurs pétrodollars en même temps que leur idéologie.
Leur cheval de Troie : la toute-puissante Ligue islamique mondiale. Une organisation fondée à La Mecque, qui finance écoles, ONG et programmes humanitaires partout dans le monde. "La charia, c’est notre vie, la laïcité, notre adversaire", martèle Ismaïla Dème, qui dirige le bureau régional de la Ligue à Dakar. Dans son vaste bureau aux portes capitonnées en plein cœur de la ville, en face du portrait du président, une grande photo du roi Fahd d’Arabie, son "bailleur de fonds". Sa mission ? "Œuvrer pour la promotion d’un islam orthodoxe". Entre Afrique et Occident, la confrontation, selon lui, est évidente :
"Vous voulez nous imposer votre mode de vie, votre mariage pour tous, vos valeurs que vous pensez universelles. Mais non, ce sont les vôtres, c’est tout."
Les Sénégalais, selon lui, n’en veulent pas : "Deux civilisations s’opposent, mais contrairement à ce que pense la France, l’une n’est pas supérieure à l’autre."
L’argent venu du Golfe coule à flots. Certes, après le 11 septembre 2001, la manne financière venue d’Arabie saoudite, désormais sous la loupe des autorités, s’est un peu tarie. Cependant, tandis que la France et les autres puissances occidentales taillent dans les budgets et réduisent la voilure, des bourses d’étude pleuvent sur les étudiants africains qui partent faire leurs études à Médine, en Egypte ou en Mauritanie.
Ce qui se passe à Paris résonne à Dakar
Une fois rentrés, ces arabophones, exclus de la haute fonction publique car ils parlent mal ou peu français – un héritage de l’époque Senghor qui se méfiait de l’enseignement en arabe – n’ont souvent pas d’alternative à la prédication ou à l’enseignement du Coran…Déçus, frustrés de ne pas occuper la place sociale à laquelle ils estiment avoir droit, ces imams nouvelle génération, "modernes", ouvrent des écoles coraniques et des mosquées, où ils brocardent l’islam à la sénégalaise, les confréries qui dévoient les textes sacrés, les marabouts de moins en moins ascètes, qui ne cessent de perdre leur influence.
"Ils font cultiver leurs champs par leurs fidèles, vont s’agenouiller au palais devant les hommes politiques et ont des approches ésotériques des textes sacrés", dénonce Ismaïla Ndiaye. Ce conseiller spécial du professeur Mohamed Lo, un prêcheur qui a passé dix-sept ans en Arabie saoudite, dans le viseur des autorités, est lui aussi convaincu qu’il y a un complot mondial contre l’islam, et que le 11-Septembre en fait partie :
"Les Saoudiens respectent davantage la vie humaine que les Etats-Unis, où il y a un meurtre toutes les deux minutes et où on électrocute des condamnés. Mais les Américains ont le droit de financer leurs églises évangéliques sans contrôle, alors que nous, on est traités de terroristes."
Ces prêcheurs radicaux ne se contentent pas de prôner un islam ultraorthodoxe, l’instauration d’un Etat "réellement" islamique, et des pratiques sans concession. Dans le sillage des Frères musulmans, beaucoup dénoncent également les inégalités sociales, les ravages de la société postcoloniale, critiquent l’incurie du pouvoir, incitent la jeunesse à se révolter…
"Ces imams sont les seuls à traduire les frustrations de la jeunesse, et les ratés de la décolonisation", insiste l’ex-ministre Bamba Ndiaye. "Comme en France, l’islam va donner aux jeunes une identité et des armes pour se défendre." Toutes les mesures prises dans le monde et surtout en France contre l’islam renforcent leur détermination. A l’université de Dakar, considérée comme un foyer de radicalité, des étudiants font pression pour éradiquer les tenues trop occidentales et les pratiques religieuses "laxistes"…
Beaucoup y voient une réaction à la loi sur le voile, à l’état d’urgence, au débat sur la déchéance de nationalité, selon certains responsables : "Tout ce qui se passe à Paris a une résonance immédiate à Dakar", constate Henri Ciss, porte-parole de la police, convaincu que ces politiques répressives ne font que renforcer la montée de la radicalisation. Alors que faire ? Pour Bamba Ndiaye, celle-ci ne fait que commencer.
"Oui, il y a des cellules dormantes dans le pays, et il ne faut surtout pas les réveiller."
Seule solution, selon lui, l’intégration. "Vous n’avez pas le choix et nous non plus. Vous n’arriverez à éradiquer cette évolution. La France n’est pas notre modèle. Arrêtez de vous accrocher à votre laïcité. On ne se laissera pas imposer vos valeurs. On s’éloigne de la culture occidentale, et cette fracture ne cesse de se creuser."
Pas d’autre option, selon lui, pour éviter la guerre, que d’accepter ces divergences et de cohabiter. "Croyez-moi, d’ici à cent ans, il y a aura toujours des filles en minijupe dans les rues de Paris et de Dakar. Et d’autres en burqa."
L’immersion dans les mouvements salafistes sénégalais a révélé des choses et des faits connus de nos forces de sécurité depuis une décennie. Dakaractu peut, en effet, confirmer que la Police et la gendarmerie connaissent l’existence de ces réseaux « dormants » dont l’arrestation de l’Imam Ndao à Kaolack n’est que la face visible de l’iceberg.
Cependant, le mérite de nos confrères de Nouvel Obs est qu’ils ont fait un travail journalistique d’investigation qu’aucun journaliste sénégalais n’a fait jusqu’ici. Nous vous proposons le fameux reportage sous forme d’immersion dans les milieux salafistes du Sénégal.
Au Sénégal, la contagion salafiste
Le pays compte plus de 95% de musulmans qui pratiquaient jusqu’ici un islam tolérant. Crise économique, frustrations postcoloniales, pétrodollars des Saoudiens… Tout contribue aujourd’hui à la radicalisation des mosquées. Reportage.
Avec sa barbichette aussi blanche que son qamis immaculé, l’imam Alioune Ndao est connu ici, à Kaolack, pour ne pas mâcher ses mots. Le genre à refuser le moindre compromis avec "la vérité d’Allah", à pourfendre sans relâche les kouffar ("infidèles") et autres "compagnons de Satan"… Voile obligatoire pour les femmes, longue barbe pour les hommes, récitation du Coran à 4 heures du matin pour les enfants, interdiction d’écouter de la musique pour tous. Bref, un salafiste pur et dur, un "Ibadou Rahmane" comme on appelle ici ces fondamentalistes religieux revendiquant un islam "authentique" d’inspiration wahhabite, tournant à la fois le dos aux traditions sénégalaises et à l’"occidentoxication"…
Le 26 octobre dernier, à 3 heures du matin, une vingtaine de gendarmes armés jusqu’aux dents ont débarqué chez lui. Ils ont défoncé la porte du logement de ses femmes, mis sa modeste baraque à sac, confisqué ses documents et l’ont embarqué manu militari, menottes aux poignets, sous l’œil de la télévision et de ses fidèles en larmes. Mis en examen pour apologie du terrorisme, blanchiment de capitaux et association de malfaiteurs, le prêcheur soupçonné d’être en relation avec Boko Haram est incarcéré à Saint-Louis.
Quelques semaines plus tôt, c’était l’imam de Kolda, en Casamance, un professeur d’histoire-géographie qui traitait à longueur de prêches François Hollande et "son valet, Macky Sall", le président du Sénégal, de "mécréants", qui était arrêté. Accusé d’être en relation avec des djihadistes, il vient d’être condamné à un an de prison ferme…
La guerre aux mosquées radicales
Depuis plusieurs mois, les opérations coup de poing contre les fondamentalistes religieux se multiplient. Une trentaine de personnes au total, dont trois imams, sont sous les verrous. Après les attentats de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, de Bamako et du Burkina Faso, les services de renseignement qui traquent les "cellules dormantes" censées être disséminées dans le pays sont en alerte rouge.
Attentat en Côte d'Ivoire : "Les islamistes raisonnent sur le long terme"
Une vingtaine de Sénégalais seraient partis en Syrie. D’autres auraient rejoint Boko Haram au Nigeria ou différents groupes armés, comme Ansar Dine et le Mujao, dans la bande sahélo-saharienne… "La question n’est pas de savoir si le Sénégal va être touché, mais quand", entend-on régulièrement à Dakar, où des équipes de sécurité renforcées filtrent désormais l’accès de tous les grands hôtels.
Après avoir longtemps fermé les yeux, le gouvernement a déclaré la guerre aux mosquées radicales qui prospèrent dans le pays. Les communautés salafistes, en plein essor, sont surveillées de près… Quels sont leurs liens avec le terrorisme ?
Retour à Ngao, dans ce faubourg poussiéreux de Kaolack, l’une des principales villes du pays, où l’imam à barbe blanche a bâti il y a une quinzaine d’années sa petite mosquée et sa daara, son école coranique. Ici, personne ne croit une seconde à la culpabilité de l’imam, "cet ascète dévoué, humble et généreux", selon Daouda Seck, le numéro deux de la communauté, barbe teinte au henné, et regard cerné de khôl. L’avocat de l’imam, Ababacar Cissé, affirme que "le dossier est vide" : "Ils n’ont rien trouvé contre lui, pas un début de preuve, pas la moindre somme d’argent."
Derrière l’apparente résignation contre "cette épreuve divine", la colère, en ce vendredi de prière, est à fleur de peau. Ecoutez Khadidatou Thiam Seck, l’épouse de Daouda. Vêtue de son large jilbeb marron qui la couvre de la tête aux pieds, "en attendant d’avoir la spiritualité nécessaire pour adopter la burqa", la jeune femme porte dans ses bras le petit dernier de ses six enfants, qu’elle a appelé Oussama. Pour elle, "l’arrestation de l’imam n’est qu’une preuve de plus de la guerre que le monde a déclarée à l’islam", explique cette prof de maths aux faux airs de Whoopi Goldberg.
Convaincue que "l’Occident est en train d’exporter en Afrique son islamophobie", elle réfute en vrac la laïcité, la république et la démocratie, rêve "comme tous les musulmans de ce pays" de voir le Sénégal devenir un Etat islamique, et n’a rien contre une application stricte de la charia, lapidation comprise. Elle en veut terriblement à la France : "Arrêtez de vous mêler de nos affaires, de bombarder nos frères, de tuer nos enfants."
Elle ne défend pas le terrorisme, "cette invention des suppôts de Satan pour salir l’islam". Mais cela ne l’empêche pas de voir une logique aux attentats qui ont ensanglanté Paris, Bamako, Grand-Bassam en Côte d’Ivoire ou le Burkina Faso : "Qui fait couler le sang récolte le sang. Tant que vous voudrez imposer votre vision au reste du monde, vous n’aurez pas la paix."
Khadidatou Thiam Seck, l'épouse de Daouda, est prof de maths dans une école coranique de Kaolack.
Excessive, Khadidatou ? Sans doute. Mais ce discours est loin d’être marginal au Sénégal, où l’islam radical gagne du terrain à vue d’œil. En mars dernier, le président a voulu inscrire la laïcité comme principe intangible de la Constitution. L’opposition s’est déchaînée, affirmant que le gouvernement s’apprêtait aussi à autoriser le mariage gay. Toutes les communautés religieuses ont crié au loup, et Macky Sall a fini par reculer
Même chose en novembre dernier, quand le chef de l’Etat a tenté d’interdire la burqa au nom de la lutte contre le terrorisme, arguant du fait que ce n’était ni dans la culture ni dans les traditions du Sénégal. Face au tollé, il a dû faire marche arrière. Quant à son déplacement à Paris pour la grande marche au lendemain de l’attentat contre "Charlie Hebdo", il n’est toujours pas passé… Sur les réseaux sociaux, les internautes se sont déchaînés contre cette nouvelle "preuve d’allégeance à la France" et cette "trahison des valeurs de l’islam". "Il n’avait rien à faire là. Les gens n’ont pas compris", tranche Bamba Ndiaye.
Cet ancien maoïste et ex-ministre des Affaires religieuses qui se dit lui-même aujourd’hui proche de l’idéologie des Frères musulmans est convaincu d’une montée irréversible du fondamentalisme dans le pays, "sur fond de rejet croissant des valeurs occidentales". Il y a vingt ans encore, personne n’aurait songé à porter le voile sur les marchés de Dakar, encore moins un jilbeb. Aujourd’hui, la quasi-totalité des femmes ont les cheveux couverts, et quelques silhouettes en burqa ont fait leur apparition autour des mosquées les plus radicales.
Tandis que l’école publique francophone, en pleine crise, n’a plus la cote, l’enseignement coranique, considéré comme gage de qualité, attire de plus en plus de familles de la classe moyenne. Pas les classes coraniques des confréries soufies, où les petits talibés sont envoyés par les marabouts mendier dans les rues pour assurer leur subsistance. Non, des internats coraniques modernes, d’inspiration salafiste, qui attirent des enseignants venus d’Egypte ou de Mauritanie, et promettent d’assurer un bon enseignement.
Jeux et musique interdits
Exemple, la très réputée école Tafsir Banda Niang "pour la mémorisation du Saint Coran et l’enseignement des sciences de la charia" à Boune, dans la grande banlieue de Dakar. Le panneau placardé à l’accueil donne le ton : billes, cartes à jouer, musique et autres distractions sont interdites. "Ce n’est pas dans notre culture", explique le directeur de l’institut, Mouhamadou Bara Niang, un petit homme rond à barbiche, lunettes teintées et djellaba.
Ici, 1.000 élèves de 7 à 14 ans, garçons et filles issus des classes moyennes et populaires, consacrent leur vie à mémoriser les sourates du Coran. Internes, les enfants ne peuvent sortir que tous les deux mois : l’école a bâti sa réputation sur le nombre d’élèves qui chaque année sont capables de réciter par cœur l’intégralité du livre sacré…
Aucun écolier ne mendie. Les frais de scolarité s’élèvent à 18.000 francs CFA par mois, soit environ 28 euros. "Quelques généreux donateurs" suffiraient, selon le directeur, à assurer le fonctionnement de l’école, particulièrement bien équipée… Rien à voir avec la modeste école coranique voisine, une méchante cabane de planches et de tôles au sol en terre battue, où les enfants consacrent l’essentiel de leur journée, boîte de conserve vide à la main, à quémander piécettes et nourriture… Uniformes impeccables, bibliothèque, ordinateurs, ici, les élèves ne manquent de rien. "Ce n’est pas seulement une question d’enseignement. Dans cette école, les enfants reçoivent une véritable éducation islamique", se réjouit Fatou, venue rendre visite à son fils de 8 ans.
Certes, l’islam a toujours été le socle de la société sénégalaise, composée à plus de 95% de musulmans. Mais il s’agissait jusqu’à présent d’un islam tolérant, pacifique et ouvert sur le monde. Porté par les puissantes confréries soufies, comme les Mourides et la Tidjaniya, il s’est toujours inscrit dans une modernité démocratique. Permettant aux femmes de s’habiller comme bon leur semble, faisant une large place à la musique et à la danse, composant avec les traditions animistes toujours vivantes dans le pays, ces confréries, qui ont longtemps joué un rôle pacificateur, étaient considérées comme les meilleurs remparts contre la poussée salafiste des pays du Golfe, qui prospère aujourd’hui dans toute l’Afrique subsaharienne, du Niger à la Mauritanie…
Selon une étude du bureau de l’Institut d’Etudes de Sécurité de Dakar menée en 2012-2013, c’est de moins en moins le cas. Face aux pétrodollars des pays du Golfe, le bouclier des confréries se fendille. Crise économique, effondrement du communisme, frustrations post coloniales, rejet croissant de l’Occident et de ses valeurs… Tout va contribuer à la radicalisation progressive des mosquées. Faut-il s’en inquiéter ?
"Il y a beaucoup d’argent au service de cet endoctrinement. Ce mouvement fait peur à tout le monde", soupire Mouhamadou Lamine Fall, vice-président de la Fédération nationale des Associations d’Ecoles coraniques du Sénégal, qui appartient à la confrérie Tidjaniya, convaincu qu’avec les événements en Syrie leur influence s’est encore accrue. Le phénomène s’est enraciné dès la fin des années 1970, quand les pays du Golfe, au sommet de leur puissance financière, se sont substitués aux pourvoyeurs d’aide internationale, exportant leurs pétrodollars en même temps que leur idéologie.
Leur cheval de Troie : la toute-puissante Ligue islamique mondiale. Une organisation fondée à La Mecque, qui finance écoles, ONG et programmes humanitaires partout dans le monde. "La charia, c’est notre vie, la laïcité, notre adversaire", martèle Ismaïla Dème, qui dirige le bureau régional de la Ligue à Dakar. Dans son vaste bureau aux portes capitonnées en plein cœur de la ville, en face du portrait du président, une grande photo du roi Fahd d’Arabie, son "bailleur de fonds". Sa mission ? "Œuvrer pour la promotion d’un islam orthodoxe". Entre Afrique et Occident, la confrontation, selon lui, est évidente :
"Vous voulez nous imposer votre mode de vie, votre mariage pour tous, vos valeurs que vous pensez universelles. Mais non, ce sont les vôtres, c’est tout."
Les Sénégalais, selon lui, n’en veulent pas : "Deux civilisations s’opposent, mais contrairement à ce que pense la France, l’une n’est pas supérieure à l’autre."
L’argent venu du Golfe coule à flots. Certes, après le 11 septembre 2001, la manne financière venue d’Arabie saoudite, désormais sous la loupe des autorités, s’est un peu tarie. Cependant, tandis que la France et les autres puissances occidentales taillent dans les budgets et réduisent la voilure, des bourses d’étude pleuvent sur les étudiants africains qui partent faire leurs études à Médine, en Egypte ou en Mauritanie.
Ce qui se passe à Paris résonne à Dakar
Une fois rentrés, ces arabophones, exclus de la haute fonction publique car ils parlent mal ou peu français – un héritage de l’époque Senghor qui se méfiait de l’enseignement en arabe – n’ont souvent pas d’alternative à la prédication ou à l’enseignement du Coran…Déçus, frustrés de ne pas occuper la place sociale à laquelle ils estiment avoir droit, ces imams nouvelle génération, "modernes", ouvrent des écoles coraniques et des mosquées, où ils brocardent l’islam à la sénégalaise, les confréries qui dévoient les textes sacrés, les marabouts de moins en moins ascètes, qui ne cessent de perdre leur influence.
"Ils font cultiver leurs champs par leurs fidèles, vont s’agenouiller au palais devant les hommes politiques et ont des approches ésotériques des textes sacrés", dénonce Ismaïla Ndiaye. Ce conseiller spécial du professeur Mohamed Lo, un prêcheur qui a passé dix-sept ans en Arabie saoudite, dans le viseur des autorités, est lui aussi convaincu qu’il y a un complot mondial contre l’islam, et que le 11-Septembre en fait partie :
"Les Saoudiens respectent davantage la vie humaine que les Etats-Unis, où il y a un meurtre toutes les deux minutes et où on électrocute des condamnés. Mais les Américains ont le droit de financer leurs églises évangéliques sans contrôle, alors que nous, on est traités de terroristes."
Ces prêcheurs radicaux ne se contentent pas de prôner un islam ultraorthodoxe, l’instauration d’un Etat "réellement" islamique, et des pratiques sans concession. Dans le sillage des Frères musulmans, beaucoup dénoncent également les inégalités sociales, les ravages de la société postcoloniale, critiquent l’incurie du pouvoir, incitent la jeunesse à se révolter…
"Ces imams sont les seuls à traduire les frustrations de la jeunesse, et les ratés de la décolonisation", insiste l’ex-ministre Bamba Ndiaye. "Comme en France, l’islam va donner aux jeunes une identité et des armes pour se défendre." Toutes les mesures prises dans le monde et surtout en France contre l’islam renforcent leur détermination. A l’université de Dakar, considérée comme un foyer de radicalité, des étudiants font pression pour éradiquer les tenues trop occidentales et les pratiques religieuses "laxistes"…
Beaucoup y voient une réaction à la loi sur le voile, à l’état d’urgence, au débat sur la déchéance de nationalité, selon certains responsables : "Tout ce qui se passe à Paris a une résonance immédiate à Dakar", constate Henri Ciss, porte-parole de la police, convaincu que ces politiques répressives ne font que renforcer la montée de la radicalisation. Alors que faire ? Pour Bamba Ndiaye, celle-ci ne fait que commencer.
"Oui, il y a des cellules dormantes dans le pays, et il ne faut surtout pas les réveiller."
Seule solution, selon lui, l’intégration. "Vous n’avez pas le choix et nous non plus. Vous n’arriverez à éradiquer cette évolution. La France n’est pas notre modèle. Arrêtez de vous accrocher à votre laïcité. On ne se laissera pas imposer vos valeurs. On s’éloigne de la culture occidentale, et cette fracture ne cesse de se creuser."
Pas d’autre option, selon lui, pour éviter la guerre, que d’accepter ces divergences et de cohabiter. "Croyez-moi, d’ici à cent ans, il y a aura toujours des filles en minijupe dans les rues de Paris et de Dakar. Et d’autres en burqa."
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