Le phénomène de migration n'a rien de nouveau en Afrique, il a seulement évolué avec les crises politiques et économiques.
De notre envoyée spéciale, Claire Meynial
Le Sénégal n'accordant presque plus le droit d'asile aux Gambiens, ils ont un temps opté pour la Libye. C'était avant le chaos et si certains y restent, aujourd'hui, c'est qu'ils sont bloqués à cette ultime étape avant l'eldorado : l'Europe, seul espoir pour les jeunes de 12 à 35 ans. A Churchill's Town, la plupart fabriquent des meubles. Des fauteuils en contreplaqué, qu'ils rembourrent de mousse et recouvrent de tissu synthétique. "C'est ma dernière commande, il y a un mois, montre Jamal Barry sur des photos stockées dans son téléphone. Deux fauteuils, un canapé à trois places, un à deux places. Mon patron m'a payé 450 dalasis." Soit 9 euros, pour neuf jours de travail.
"Je n'avais plus rien, je suis rentré"
Jamal a commencé par refuser de témoigner, puis a changé d'avis. "En 2013, mes parents sont morts, commence-t-il à voix basse. J'ai huit frères et soeurs, alors j'ai voulu rejoindre des amis en Italie. Je suis passé par Kaolack, au Sénégal. Puis par le Mali et le Burkina Faso. Ça m'a coûté 55 000 dalasis [1 260 euros]. Il faut ajouter ce que les soldats demandent à chaque check-point, à peu près 5 000 CFA [7,60 euros]. Il y en a entre cinq et huit par pays. Je suis resté un mois et deux semaines à Agadez, au Niger, pour gagner de l'argent pour la Libye. Là-bas, les milices kidnappent les gens. Elles ont torturé un copain et pris son téléphone pour que son père l'entende crier et paie. Une fois à Tripoli, je n'avais plus rien, je suis rentré."
Il est d'une maigreur inquiétante
Le lendemain, Jamal rappelle, il n'a pas tout dit. En plein jour, il est d'une maigreur inquiétante et ses yeux fiévreux fixent le vide. Il reçoit dans sa chambre qu'il a fermée. Les murs ont des oreilles. Le lit en bois prend tout l'espace, sous des posters du FC Barcelone et une improbable peinture représentant un bouquet de fleurs. Un chien jaune aux oreilles pelées par la gale glisse comme une ombre, la voisine somnole sur une natte en attendant de rompre le jeûne. Cette année, le ramadan tombe en juin, début d'une saison des pluies qui tarde et rend l'atmosphère poisseuse. "It's not easy", souffle Jamal. Une litote, "ce n'est pas facile", qui revient comme un leitmotiv.
"Ces gens n'ont pas de coeur"
Il reprend son récit. "A Agadez, une bande de criminels nous ont emmenés dans un van dont ils avaient enlevé le moteur. C'était un piège. Il a fallu payer 150 000 CFA. Finalement, j'ai pris un camion conduit par les touaregs. Ces gens n'ont pas de coeur. On était trop nombreux. Il y avait des gens en bas et d'autres, comme moi, sur des planches en haut." Il dessine une sorte de cage. La planche sur laquelle il était assis devait mesurer 20 centimètres de largeur. Il pointe le toit de la cabine du conducteur, sur laquelle certains étaient perchés. "Il faisait si chaud, ça a duré dix jours. Si on buvait, on transpirait, alors on se versait de l'eau sur la tête. Moi, j'avais ficelé ma bouteille à ma planche, avec un tube dedans. Beaucoup sont morts déshydratés.
"On les balançait dans le désert"
Au moins cinq personnes, dont deux Nigérianes. Parfois, elles étaient penchées en avant, on pensait qu'elles dormaient. Mais non. Alors on les balançait dans ledésert parce que le camion ne s'arrête pas. Si tu tombes, tu es fini aussi. Il y avait tant de corps au bord de la route..." Une fois à Gatrun, il a pris un pick-up pour Sebha. "On était cinquante, il y avait des gens allongés, et des planches au-dessus pour les autres." Un dernier pick-up l'a emmené à Tripoli, où il est tombé malade et a demandé à l'Agence des Nations unies pour les réfugiés de le rapatrier. Depuis, il est obsédé par l'idée de repartir : "J'y pense chaque jour de ma vie. Ici, il n'y a pas de travail et, quand j'en ai, je ne suis pas payé. Là-bas, ce sera toujours mieux."
Ils rêvent sur Facebook
Des histoires comme celle-là ne dissuadent personne. Tout le monde rêve devant les photos, sur Facebook, de ceux qui ont atteint la terre promise. Ils posent avec des Blancs, qu'importe s'ils végètent dans des camps. "J'ai vingt-deux contacts là-bas", compte Ebrima Savaneh, faisant défiler sur son téléphone son carnet d'adresses WhatsApp. Dans cette Europe fantasmée, il ignore s'ils ont des papiers, s'ils travaillent. Il croit qu'ils jouent au foot, qu'on leur donne trois repas par jour. Ebrima a tenté sa chance en 2008, par les Canaries. Sa mère était diabétique, son père était mort, il avait neuf petits frères et soeurs et gagnait 20 euros par mois en tant que cuistot, un peu plus comme vigile. Lorsque la police espagnole a demandé aux Sénégalais de s'identifier, il a cru qu'il serait mieux traité et a levé la main. On l'a rapatrié illico. Ce soir, il s'entraîne avec son idole : Maxi. Il est le premier quand il siffle pour indiquer qu'il faut courir, opérer un demi-tour, repartir en sens inverse. Si seulement il pouvait l'emmener...
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